"Pomelo écoutait, presque absente, la mélopée de sa boîte à musique. Le cygne de cristal qui y tournait inlassablement accrochait parfois un éclat de lumière de la rue. Les volets ne laissant passer que quelques raies de lumière contiguës, l’unique pièce de son appartement était plongée dans une demi-obscurité et on devinait les formes du peu de meubles installés. Pomelo laissa échapper une volute de fumée avant de tirer de nouveau sur sa cigarette. Le bout rougeoyant éclaira l’espace d’un instant ses yeux perdus dans le vide avant de laisser les ténèbres les envelopper à nouveau. La mélodie, triste et lente, égrainait ses notes comme autant de pétales, et la jeune femme, transportée, semblait les cueillir avec délectation. Enfin, quand la boîte à musique se referma sur le cygne transparent, offrant le silence en pâture à la nuit, Pomelo tourna la tête vers son lit, située à droite du bureau où elle était assise. Là, zébré de la lumière des réverbères, reposait le corps endormi de son amant des derniers mois. Le contemplant avec une pointe de délice, elle acheva sa cigarette avant de l’écraser dans un cendrier de terre cuite. La main supportant son menton délicat et le coude posé sur son genou, Pomelo soupira longuement, comme nostalgique.
« Tu sais Samuel, commença-t-elle à voix basse, rompant les chaînes du silence, je dois te raconter un truc. »
La jeune blonde abandonna son menton pour poser ses paumes sur le bureau, croisant les jambes et s’adossant au mur. Elle attrapa son paquet de cancer avec filtre et, tandis qu’elle s’en rallumait une, dit :
« Ça fait combien… cinq mois, qu’on couche ensemble ? »
Elle tira une bouffée en regardant le plafond blanc. Elle ne se souvenait plus vraiment de la durée exacte de leur relation, et cela lui importait peu, au final. Ce n’est pas en comptant les jours que l’on démontre l’amour que l’on porte à l’autre. Pomelo finit par reprendre avec un sourire :
« Eh bien Samuel, je suis enceinte. »
Un rire léger souleva sa poitrine parfaite tandis qu’elle faisait tomber les cendres de sa cigarette.
« Oh, je sais, souligna-t-elle avec entrain, tu dors, je ne sais même pas si tu m’entends ! »
Là, Pomelo pivota ses genoux vers le lit et, un sourire en coin, murmura :
« Je vais en profiter pour te raconter un truc top secret… »
Coquine, elle posa ses pieds nus sur le matelas, dévoilant au passage sa nudité sous cette chemise d’homme. Soufflant un nouveau cône vaporeux, Pomelo reprit :
« Comme tu le sais déjà, c’est la boîte où je bossais avant qui me paye mon logement, ma bouffe, tout ça quoi. »
Sa main clopée tournoya dans les airs quelques secondes au rythme de ses mots.
« En fait, cette boîte, c’est une sorte de truc gouvernemental de recherches. »
Elle écrasa son mégot de cigarette.
« Ouais, je sais, c’est un peu dur à avaler, mais c’est la vérité. »
De nouveau, sa main manucurée alla cueillir le paquet de cigarettes qu’elle ouvrit en grimaçant ; Il n’en restait plus que trois… Haussant les épaules, fataliste, elle reposa le tout derrière elle puis porta le filtre à ses lèvres pulpeuses, sans l’allumer cependant.
« Le pire dans tout ça, c’est que c’était moi, leur recherche. »
Elle pencha la tête de côté, la chemise glissant doucement le long de son épaule gauche.
« C’est assez flatteur, tu me diras ! »
Souriante, Pomelo finit par allumer sa cigarette de la flamme de son briquet. Quand un nouveau nuage évanescent gagna le plafond, elle continua :
« En fait, je suis le quinzième essai du programme de recherche P.L.G, soit Pute de Luxe Gouvernementale. Mais je suis le premier essai vraiment apte ! »
Elle s’était redressée, remontant le pant de chemise sur son épaule ambrée.
« Les essais d’avant ont cassé dès la phase d’expérimentation… »
Ses paupières restèrent en suspens pendant quelques secondes, comme si ses paroles toupillaient encore dans son esprit. Puis, sur sa lancée, Pomelo lâcha :
« Moi, j’étais parfaite. Corps parfait, appétit sexuel idéal, soumise… Ils m’ont même mise sur le marché pendant deux mois. »
Un sourire étira ses lèvres et une raie de lumière urbaine illumina ses dents blanches.
« J’en ai vu passer des queues de ministres ! J’ai même croisé celle du président ! »
Elle tira sur sa cigarette d’une main tandis que de l’autre, avec l’index et le pouce, elle mesurait à peu de chose près la taille d’un cafard. La jeune femme s’esclaffa puis reprit :
« Ça allait plutôt bien, tout le monde était satisfait, ils m’ont même donnée une nouvelle cellule, plus grande et avec un matelas. »
En y repensant, elle ne put s’empêcher de souffler un « Connards. » des plus amers. Elle avait toujours vécu dans les locaux des laboratoires gouvernementaux, coincée entre quatre murs grisâtres, sans meubles ni confort. Mais, comme c’était mieux que le bocal où elle avait grandi pendant dix ans – et qu’elle ne connaissait rien d’autre ! –, elle trouvait ça confortable et normal. Soupirant une nouvelle fois, Pomelo brisa le flot des souvenirs de son enfance.
« Puis un jour, ils m’ont découverte deux défauts majeurs. D’une, j’étais froide, inexpressive – en dehors de mes simulations bien sûr ! – et de deux, ils ont remarqué ça. »
Se faisant, elle remonta la manche de sa chemise de deux doigts, dévoilant une portion de peau plutôt difforme. Sur une demi-douzaine de centimètres carrés, l’ambre de sa chair avait laissé place à une masse visqueuse et verte, gangrenant lentement les cellules épidermiques les plus proches. Quand les yeux de Pomelo en eurent assez de ce spectacle ignoble, elle rabaissa le tissu d’un geste machinal.
« C’est de la peau de crapaud en fait. C’est apparu comme ça, comme un champignon. Ça en a l’odeur d’ailleurs. »
Son rire cristallin monta en même que la fumée d’une dernière bouffée.
« Forcément, le côté grenouille n’a pas trop plu, et j’ai été retirée du marché. Comme je ne servais plus à baiser, ils ont songé à me détruire, mais cette mutation bizarre les intriguait trop. Alors ils m’ont lâchée y’a de cela deux ans et m’entretiennent depuis. »
Contemplative, elle jeta un regard à sa boîte à musique close, avant de la prendre et d’en caresser délicatement le couvercle.
« De temps en temps, je vais les voir, pour passer une batterie de tests. C’est pas trop chiant, et ça me rapporte plus que les orgies présidentielles. »
Elle s’arrêta quelques secondes, les sourcils froncées.
« Ça me rapporte tout court, en fait. »
Pomelo émit un sourire puis continua :
« Mais maintenant que tu m’as mise enceinte – et je t’en remercie ! – ils iront se faire foutre. Je disparais dans la nature et j’élève mon gosse. Je me demande comment il va être… »
Elle caressa subtilement son ventre parfaitement plat, les yeux rivés dessus. Puis, remontant le mécanisme de la boîte à musique, Pomelo descendit de son promontoire.
« Bon, voilà, tu sais tout ! »
Elle sourit à Samuel, toujours endormi profondément, avant de se retourner pour poser la boîte à musique qui venait d’entamer sa mélodie. Puis elle s’agenouilla auprès du corps nu lui tournant le dos et lui susurra à l’oreille :
« Au fait, tu sais comment je fais pour contrer ma mutation en femme-crapaud ? »
Comme aucune réponse ne fut émise, Pomelo reprit du même ton malicieux :
« Je vais te montrer… »
Et là, à la lueur des zébras de lumière artificielle, elle tourna délicatement Samuel vers elle.
« Déjà, je reprends ton cadeau pour mon faux anniversaire. »
Avec un sourire, elle empoigna délicatement le stylo patiné qui dépassait du front du jeune homme. Elle l’ôta sans mal, le métal semblant glisser dans la plaie comme dans du beurre. Pomelo eut un petit rire irrépressible.
« Si tu savais à quel point ton cadeau m’est utile ! »
Elle posa le stylo ensanglanté à côté d’elle, sur les draps de flanelle, puis attrapa son sac à main pendant au dossier de la chaise. Là, elle en sortit la paille et l’approcha doucement du visage de Samuel.
« Tu vois, c’est avec ça que je résorbe ma peau de grenouille ! »
Sans un mot de plus, elle l’enfonça dans la plaie circulaire et aspira goulûment. Deux lampées plus tard, elle jeta la paille au sol et descendit du lit.
« J’étais sûre que tu me serais utile autrement qu’en banque à sperme ! »
Pomelo laissa éclater un rire victorieux et moqueur. Puis, écoutant les dernières notes de la boîte à musique sonner le glas de la mélodie, elle enfila un pantalon et ses chaussures. Enfin, elle attrapa un petit sac à dos qu’elle avait préparé à l’avance et, y enfournant la boîte à musique, se tourna vers le cadavre.
« Au fait, que penses-tu de Sena ? Ce sera mon nouveau prénom quand j’aurai changé de pays ! »
Pomelo s’approcha du lit puis, plaçant un genou dessus, déposa un tendre baiser sur les lèvres de Samuel.
« Merci pour tout, Samuel. »
Elle sourit une dernière fois, presque reconnaissante, avant de se diriger vers la porte d’entrée. Elle la déverrouilla d’un geste machinal puis plongea sa main dans sa poche. Pomelo en extirpa son briquet qu’elle alluma avant de le bloquer avec un élastique. Posant ses yeux verts sur le lit au fond de l’appartement, elle murmura :
« Allez, Samuel, à la revoyure ! »
Elle projeta le briquet vers lui qui, au contact des draps imbibés d’essence, explosa, répandant le feu sur le matelas entier. Pomelo, refermant déjà la porte sur son ancien appartement, ne put s’empêcher de lâcher, une pointe de cynisme dans la voix :
« T’as toujours été un mec chaud, toi… »
Et, tandis qu’elle descendait tranquillement l’escalier de son immeuble, la jeune femme, une main posée sur son ventre, murmura :
« Quand tu seras née, petite créature, on ira rendre visite à ces chers professeurs, et on verra si je suis toujours aussi désirable… »"
Voilà ! Un commentaire éclairé me ferait plaisir. Et inutile de prendre des pincettes